04-Exegese allegorique

Ks. Krzysztof Bardski.

L’EXEGESE ALLEGORIQUE DES PERES DE L’ÉGLISE
EST-ELLE ENCORE VALABLE AUJOURD’HUI ?

On observe ces derni?res années un réel intér?t pour l’exég?se allégorique des P?res de l’Église et une renaissance des études herméneutiques dans ce domaine. Cette exég?se est-elle encore valable aujourd’hui, et si oui, dans quelles conditions? Telle est la question que je voudrais évoquer bri?vement dans cet article.
L’intér?t pour l’exég?se des P?res a plusieurs raisons, parmi lesquelles on peur citer un intér?t croissant pour la pensée de la tradition de l’Église primitive. Celui-ci va de pair avec le désir de compléter par d’autres méthodes les résultats obtenus par les méthodes historiques-critiques, dont il n’est pas question de dénier l’importance pour les études bibliques. De nombreuses recherches récentes ont enrichi la conception que nous avons de notre rapport au texte, profane ou biblique. L’approche historico-critique n’épuise pas cette question. Je pense par exemple au rôle joué par la communauté de la foi dans notre approche de la Parole de Dieu). Les études patristiques récentes en Pologne sont attentives au caract?re historique de la pensée des P?res, elles prennent en compte le milieu intellectuel et culturel dans lequel ils ont écrit, mais leur herméneutique n’est pas encore source d’inspiration pour l’interprétation de la Bible en notre temps.
Dans cet article je voudrais soulever quelques probl?mes et esquisser quelques perspectives de recherche sur le rapport de l’exég?se des P?res avec notre interprétation de la Bible. Je me limiterai ? un seul mod?le d’exég?se patristique, celui qu’on appelle l’approche allégorique, appelée aussi approche figurative, ou spirituelle, ou mystique, parce qu’il semble que c’est le domaine dans lequel les probl?mes abondent tout particuli?rement.

1. L’exég?se allégorique

Le principe fondamental de l’exég?se allégorique est l’interprétation des motifs littéraires du texte biblique comme les signes d’une réalité cachée au del? du sens historique ou littéral. L’Écriture poss?de fondamentalement deux sens, la lettre et l’esprit. Faire de l’exég?se consiste ? trouver sous la lettre, l’esprit, sous le sens littéral, le sens spirituel. Selon Orig?ne et la tradition alexandrine, cette exég?se est le sommet de l’effort herméneutique. C’est elle que tout lecteur de la Bible doit aspirer. Nous pourrions multiplier ici les exemples. Je me limite ? celui de la noix, qu’on trouve chez Orig?ne, Jérôme, et d’autres. Le sens littéral est l’écorce. Il cache en son intérieur le fruit, qui est le sens spirituel. Une autre métaphore est celle du corps humain, qui représente le sens historique. Par opposition, l’âme est l’image du sens spirituel. Le champ, dans la parabole évangélique contient un trésor caché, qui est évidemment le sens spirituel. Ces métaphores rév?lent une conception herméneutique du texte marquée par le platonisme. Pour ce dernier, en effet, la vraie réalité est spirituelle, mais invisible. Elle se manifeste dans des paroles concr?tes, ici, celles de l’Écriture. Celles-ci sont comme l’ombre de la réalité.

2. Allégorie et symbole

Il est tentant de confronter ici allégorie et symbole. Les conceptions modernes du symbole semblent ?tre diamétralement ? l’opposé de l’allégorisme alexandrin. Celui-ci, du point de vue de nos contemporains, est ramené ? l’allegoria, c’est-?-dire ? une lecture qui fait dire ? une chose autre chose que ce qu’elle veut dire. Faut-il donc rejeter toute la tradition allégorique comme privée de sens? Ceci d’autant plus que l’interprétation symbolique de la Bible – par exemple celle proposée par P. Ricoeur – semble ouvrir des perspectives prometteuses. Mais comment mettre en ?uvre ce recours au symbole, pris dans le sens des conceptions contemporaines? Celles-ci définissent les interprétations symboliques comme le produit d’un dialogue créatif entre le texte et le lecteur. Est-ce possible quand il s’agit du texte sacré? Il faudrait peut ?tre opérer une petite révolution, une révolution que j’appellerais volontiers copernicienne pour que l’allégorisme patristique puisse trouver sa place dans les recherches bibliques d’aujourd’hui, intéressées par les ouvertures que promettent les études sur le symbole. Je parle de changement «copernicien» parce qu’il s’agit de transformer profondément un mod?le interprétatif marqué par l’herméneutique platonicienne et faire place ? l’élément créatif qui se joue entre le texte et le lecteur. Dans le mod?le ancien, la relation entre les motifs littéraires et leurs interprétations reste invariable. Dans le mod?le contemporain, il y a créativité. Celle-ci peut-elle trouver place dans le mod?le ancien ?

3. Exég?se allégorique et actualisation

Un autre probl?me se pose qui l’on pose un regard systématique sur l’ancienne pensée allégorique: dans quelle mesure peut-elle se pr?ter ? une actualisation pour aujourd’hui? Il y a certes une certaine actualisation dans l’allégorisme des P?res, mais celui-ci se limite ? une dimension historique : les «figures» (tupoi) de l’Ancien Testament se sont réalisés dans le myst?re du Christ, qui les accomplit. Mais comment ces m?mes figures peuvent-elles ?tre source d’invention pour nous? Nous manquons d’une méthode d’analyse qui permettrait aux hommes du vingt et uni?me si?cle de continuer la tradition féconde de l’allégorisme de l’Église primitive et du moyen âge, en employant le langage et les concepts actuels. C’est dans cette direction qu’allait ma recherche dans ma dissertation doctorale présentée au Institut Pontifical Biblique sous le titre Il « Commentarius in Ecclesiasten » di Girolamo. Dall’intenzione del testo alle tradizioni interpretative. (Cette conception a été présentée au congr?s de la Society of Biblical Literature ? Cracovie en 1998 sous le titre : Patristic Interpretation of the Scripture and Modern Biblical Studies. Methodological Suggestions). Pour le dire en bref, ma recherche est allée en deux directions :
* Du texte vers le lecteur: quelles sont les perspectives et les limites herméneutiques que le texte offre au lecteur pour qu’il puisse développer une créativité dialogique sans contrarier l’intention qui dérive de la structure sémantique du texte?
* Du lecteur vers le texte : dans son approche le texte biblique, quelles sont les perspectives et les limites auxquelles est affronté un lecteur qui est membre d’une communauté de foi, donc conditionné par une certaine tradition et une certaine doctrine?

4. Exég?se allégorique et pensée scientifique

La troisi?me question que je voudrais soulever est celle de l’une apparente incompatibilité que nous pouvons percevoir, au niveau des mentalités, entre la pensée allégorique de l’Église ancienne et la logique scientifique du monde contemporain, profondément marqué par le si?cle des lumi?res. En examinant les allégories anciennes, le lecteur actuel peut ?tre choqué par une certaine imprécision dans le langage, des inconséquences, parfois m?me des contradictions. Par exemple on trouve que dans certains textes que Rachel est la figure de l’Église et Léa, celle de la Synagogue, tandis que dans d’autres textes c’est l’inverse : Léa représente l’Église, et Rachel – la Synagogue.
L’homme d’aujourd’hui se pose la question : Quelle est la validité de ces allégories? Ne faut-il pas les abandonner comme les fantasmagories d’une autre époque? Bien s?r, du point de vue scientifique ce qui compte, ce sont les faits historiques contenus dans le texte biblique, mais il y a autre chose! Le texte de la Bible — considéré comme Parole de Dieu — n’a pas pour premier objectif de nous instruire sur des données vérifiables par la science. Leur but est de nous introduire dans un univers spirituel nouveau, beaucoup plus large et plus profond ce que représentent les faits historiques. D’un côté le lecteur doit entrer dans l’espace qui s’ouvre entre le texte et son environnement historique, mais d’un autre coté, est-ce qu’il ne doit pas entrer aussi dans un autre espace, celui que le texte ouvre au plan de l’imaginatif, du doctrinal, de la morale, et d’autres encore, dans la tradition vivante de l’Église dont nous sommes les continuateurs ?

5. Exég?se allégorique et avancées textuelles

L’actualisation de l’allégorisme ancien pose un probl?me particulier qui naît des recherches linguistiques actuelles et des traductions ? partir des langues originales. Certaines «figures», classiques dans la tradition depuis les temps patristiques, ne doivent-elles pas ?tre abandonnées, puisqu’elles ont pour base une variante textuelle, ou une traduction reconnues aujourd’hui comme fausses ? Ainsi la Septante et la Vulgate donnent de l’hébreu ki tovim dodecha miyyayin (Ct 1, 2) une version qui donne en français la traduction suivante: car tes seins sont meilleurs que le vin. Il résulte du contexte qu’il s’agit des seins du bien-aimé, et par conséquent une grande partie de la tradition chrétienne a vu dans ce texte une référence au Christ qui nourrit son Église du lait de la doctrine ou de la connaissance spirituelle de l’Ancien et du Nouveau Testament. Mais aujourd’hui on pense que dodim désigne plutôt un geste amoureux, et que la traduction du verset serait: car tes caresses sont meilleures que le vin. A la lumi?re de cette traduction ne faut-il pas repenser l’interprétation symbolique traditionnelle? Mais alors la symbolique biblique reçue jusque l? perd-il automatiquement sa valeur, face ? la nouvelle traduction, symbolique présente dans la tradition chrétienne pendant presque deux mille ans? Et si elle ne la perd pas, que vaudrait une nouvelle interprétation, basée cette fois sur la nouvelle traduction?

6. La symbolique ancienne face aux défis actuels

La cinqui?me question que je voudrais soulever est celle de l’évaluation critique du contenu de la tradition symbolique dans le cadre des défis et perspectives actuels de l’Église. La symbolique ancienne a-t-elle encore quelque chose ? nous dire aujourd’hui? Si l’on observe attentivement le proc?s de la transmission de la tradition symbolique, on y découvre la présence d’une dialectique tr?s intéressante: les générations successives «purifient» en un certain sens l’héritage qu’elles reçoivent. Elles développent et ajoutent de nouveaux aspects ? des allégories qui conservent leur actualité. Elles ne rép?tent pas simplement les interprétations anciennes, qui pour diverses raisons n’attirent plus leur intér?t. Par l?, elles condamnent ? l’oubli certaines données de l’héritage. Ce phénom?ne est clairement perceptible dans la formation des chaînes exégétiques au début du moyen âge.
Dans quelles directions devrait se faire cette réévaluation critique la tradition symbolique ancienne ? Il y aurait tout d’abord ? éliminer, ou ? transformer certaines associations d’images aujourd’hui inacceptables du point de vue de la doctrine chrétienne apr?s le Concile Vatican II. en premier lieu figurent ici certaines transpositions relatives aux Juifs et aux hérétiques. Plusieurs «images» appliquées au peuple Juif avaient une connotation négative, par exemple la ceinture de lin cachée dans la fente d’un rocher et devenue inutilisable (Jr 13, 4. 7. Et 10), la terre fertile devenue saline (Ps 107/106, 34), ou la terre abandonnée (Jr 51, 43)… L’esprit de dialogue, de tolérance et de reconnaissance mutuelle nous invite ? repenser l’utilisation de ces images.
Une situation un peu différente se présente ? propos des hérétiques. L’esprit de l’?cuménisme nous sugg?re de ne plus associer nos fr?res séparés avec boue (Ez 13,10), avec les ennemis (Mi 7, 6), avec les faux témoins, avec les portes de l’enfer (Mt 16,17), avec la l?pre (Lv 13, 30). Mais — si elles ne devraient pas ?tre employées dans nos relations avec les églises orthodoxes et protestantes — on pourrait se demander si elles ne conservent leur actualité quand il s’agit de certaines sectes socialement dangereuses, ou de drames actuels comme par exemple les massacres en Ruanda ou dans d’autres régions du monde.
Par ailleurs il y a des domaines qui n’ont pas été suffisamment développés dans l’ancienne pensée allégorique des P?res, par exemple l’option pour les pauvres, certains aspects de la doctrine sociale, les probl?mes du totalitarisme, d’autres encore.

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Je voudrais, pour conclure, souligner le fait que l’interprétation créative allégorique et symbolique de la Bible dont il a été question ici n’est pas seulement une question académique. Elle a sa place dans la prédication d’aujourd’hui, elle a ses racines dans l’enseignement de Jésus et de Saint Paul. Les prédicateurs de l’Évangile dans les églises chrétiennes de France, de Pologne, des États Unis, dans des communautés de base d’Amérique du Sud ou dans les missions de l’Afrique utilisent, dans une mesure plus ou moins large, l’allégorie dans leurs homélies, tandis que d’un autre côté, il manque d’exég?tes et de théologiens qui réfléchissent sur ces questions dans la perspective des sciences bibliques et théologiques. Je me réjouis d’avoir eu l’occasion de les évoquer dans cet article.

ks. Krzysztof Bardski

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